"La sneaker, c’est pas du rouge à lèvres" - Une discussion sur le lien femmes x sneakers avec la fondatrice d’ANCRÉ

En cette journée internationale des droits des femmes, gros plan sur le lien qu’entretient la gent féminine avec les sneakers ! Une histoire contrastée : de sa transition d’accessoire de sport à celui de style, la basket est longtemps restée une affaire d’hommes. Injonctions, stéréotypes et aprioris ont pesé sur toutes celles qui étaient avides de s’accaparer cet objet du quotidien, leur renvoyant que le port de la basket serait incompatible avec toute féminité, élégance ou même bienséance.

Depuis quelques années cela dit, les barrières ont sauté. Les jougs d’antan ne sont plus, la sneaker est plus populaire que jamais, les femmes ont définitivement embrassé la tendance. Avec une force rare : leur adoption se ressent dans les achats comme les rachats, au point que sur le marché de la revente, la croissance de la clientèle féminine apparaît bien plus dynamique que celle de son pendant masculin. Comment expliquer cette évolution récente ? Quelles sont les réponses des équipementiers et qu’en pensent les principales concernées ?

Autant de questions que nous avons pu poser à Hanadi Mostefa, co-fondatrice et directrice éditoriale d’ANCRÉ, aka le premier média streetwear féminin français, qui a vu le jour voilà plus d’un an avec l’ambition de parler à - et de - celles et ceux qui font la street culture. Rencontre avec cette journaliste chevronnée, ex-rédactrice en chef de Melty Style et HYPEBEAST France notamment, qui a tout aussi bien exploré le lien femmes x sneakers au travers d’enquêtes qu’expérimenté personnellement son évolution.

Kikikickz : La sneaker a longtemps été associée au sport, mais dès lors qu'elle est devenue un accessoire de mode elle est restée tout aussi longuement du domaine masculin. Comment l’expliquer ?

Hanadi Mostefa : Les préjugés et projections sur les femmes et la féminité restent très forts. Un homme ça bosse, ça charbonne, les sneakers vont dans ce sens, elles induisent un côté fonceur, bosseur et athlète. Pour les femmes, si je prends justement le domaine du sport, on sait combien elles sont moins valorisées. Combien de fois on a entendu : ‘tu fais de la danse ? Mais la danse ce n'est pas du sport, c'est du loisir’. Ce sont toutes ces projections d’hommes, largement reprises par les femmes également, qui font que la femme a mis plus de temps à s'approprier la sneaker. Et puis, il y a aussi l’offre proposée, qui n’est pas du tout la même que celle du marché masculin. Les strass, le rose, les semelles à plateforme, tout ça c'est super et ça colle à une partie de la gent féminine, mais ce ne sont clairement pas des options qui peuvent coller à toutes les femmes. Or pour les hommes, il y a de la sneaker pour tous.

L’acceptation de la sneaker dans le champ féminin est très récente non ? Tu racontais dans un talk que tu avais eu une note négative en alternance au sujet du port de baskets, il n’y a pas si longtemps que ça…

Oui, j'étais en alternance dans une agence de communication. Aux prémices de la démocratisation de la sneaker, début des années 2010. J’ai reçu une mauvaise note de présentation car je portais essentiellement des baskets… et c'était une mauvaise note mise par des femmes ! Pour elles, la communication passait par une certaine tenue, des ballerines, des talons. Elles projetaient sur moi et elles-mêmes ce qu'un milieu masculin avait toujours projeté sur les femmes. J'ai trouvé cela très dégradant. Comme si bien communiquer se résumait à porter des ballerines... Communiquer, c'est aussi être en avance sur son temps, être à l'écoute des tendances, c’est susciter l'intérêt par son discours, et le mien passait par les sneakers. Or on était très dans le cliché de l'hôtesse. D'ailleurs si vous faites l'expérience, vous verrez que si vous êtes la seule femme dans une pièce, habillée en noir, quelqu'un viendra vous demander si vous pouvez lui servir un verre. La fameuse tenue de l'hôtesse, du service. Ça m'arrive encore. Et ce n'est pas pour jouer les rabat-joie mais l'inverse ne s'est jamais produit devant mes yeux. Je n'ai jamais vu un homme demander à un autre homme, parce qu'il était habillé en noir, de lui servir un thé dans un évènement.

Les chiffres tendent à prouver cette évolution récente, tant à la vente qu'à la revente. Comment expliquer cette adoption massive de la sneaker par la gent féminine ? Résulte-t-elle du fait que les femmes ont rompu les injonctions sociales, ou bien est-ce le fruit de la démocratisation plus large des sneakers ainsi rendues plus acceptables aux yeux du plus grand nombre ?

C'est une résultante de beaucoup de facteurs. On peut reparler de Me Too, ça peut paraître bateau mais oui, ce mouvement a fait sauter de nombreux verrous. Me too ne signifie pas seulement dénoncer les prédateurs sexuels, mais ‘Moi Aussi, je peux dire ce que je pense’. Par ailleurs, il y a eu des moments clés comme par exemple la collaboration entre le PSG et Koché, où des femmes défilaient avec des maillots de foot. Toutes ces images participent à donner de l'empowerment aux femmes. C'est un mot qui peut sonner très féministe, mais c'est simplement une porte ouverte qui dit : ‘tiens fais ce que tu veux, et adopte ce vêtement associé au vestiaire masculin’. Parce que c'est ça qui est aussi génial, la femme y injecte son point de vue mode, sa façon de se réapproprier le vêtement. C'est l'ouverture de nouveaux champs des possibles en mode, dans la sneaker... Plus on est, plus on crée. Et puis pour finir, il faut le dire aussi simplement que ça : les sneakers, c'est confortable.

Les données des principaux revendeurs montrent que le marché féminin est plus dynamique que son pendant masculin. Peut-on dire que les marques en ont vraiment pris la mesure ?

Elles en ont pris la mesure, mais cela met du temps à s'actionner. Si tu regardes chez Dior, la sneaker qui a récemment fait un carton chez la femme, la B23, a été imaginée par le directeur artistique des collections Homme Kim Jones. Je ne dis pas que c’est aux hommes d'élaborer les collections sneakers féminines, mais je pense qu'il faut parfois sortir des clichés ‘par les femmes pour les femmes’. Et je ne sais pas si d'un point de vue marketing les marques sont prêtes à se dire ‘je peux proposer un beau modèle pour femme sans devoir absolument activer le levier du marketing féminin’, c'est à dire tout le package, sneaker faite par une femme, portée par une femme à destination des femmes, marchandée sur les réseaux par des influenceuses. La sneaker, c'est pas du rouge à lèvres. Je n'ai pas besoin de voir la teinte portée sur une copine pour me dire ‘je veux la même’. Pas sûre non plus que les femmes aient toutes envie de porter la sneaker élaborée par une influenceuse. C'est plus complexe que ça. Est-ce que ça marche auprès d'une cible féminine ? Sûrement. Est-ce que c'est cette cible qui va dicter les tendances et la hype de la sneaker féminine ? Pas sûre.

Tu as réalisé diverses enquêtes auprès de la communauté ANCRÉ au sujet de la perception des femmes du marché de la sneaker. Qu’en ressort-il ?

Trop rose, des modèles pas assez ‘street’, paires trop connotées féminines, trop fades, moins de choix en boutique que pour les hommes. Et ce qui revient toujours, c'est pourquoi les paires homme ne sont pas disponibles en tailles femme ? L'unisexe s'est largement déployé dans le vêtement, parfois de manière trop automatique sans réflexion, mais sur le marché de la sneaker force est de constater que ça n'a pas beaucoup évolué. 

Est-ce que l’avènement récent de designeuses comme Chitose Abe, Yoon Ahn ou Aleali May a une influence sur le marché selon toi ? 

Elles ont évidemment un rôle à jouer, mais certaines sont trop confidentielles encore, notamment sur le marché français. Seule Yoon Ahn semble remplir tous les critères : exposition à la Fashion Week, collab avec Nike, travail pour Dior, pas une influenceuse égocentrique. Si vous demandez à une femme qui n'est pas une sneakerhead quelle créatrice influence le marché féminin de la basket, Yoon Ahn sera le premier nom qui sort si on parle de notoriété spontanée. Il faut aussi que les marques de sneakers pensent à faire confiance à celles et ceux qui parlent à cette cible tous les jours. Je pense à nous mais pas que. En leur donnant les clés pour réaliser des activations, auprès d'un public plus niche et averti.

Au vu des remontées que tu as pu avoir, vers quoi faudrait-il tendre pour un marché plus inclusif ? Que penses-tu de cet argument récurrent qui consisterait à bannir la catégorisation des sneakers qui n’aurait pas grand sens, et à proposer tous les modèles dans toutes les tailles ?

Oui, pour certains modèles. Mais je ne suis pas certaine qu'il faille un tel aplanissement des catégories, tout simplement parce que tout ne se vendrait pas pareil, c'est un fait. Mais pour les collabs hyper chaudes, oui, il est temps d'inclure les filles. Et d'arrêter avec le ‘un designer ne designe que pour les mecs, et une designeuse ne designe que pour les filles’. On veut juste le meilleur pour tous.

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Alexandre Pauwels

Journaliste sneakers, mode, lifestyle. Auteur du livre "Sneakers Obsession".